- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 16 octobre 2016

Être ou ne pas être, cogito ergo sum, et toutes ces sortes de choses...






To be, or not to be? That is the question—
Whether ’tis nobler in the mind to suffer
The slings and arrows of outrageous fortune,
Or to take arms against a sea of troubles,
And, by opposing, end them? To die, to sleep—
No more—and by a sleep to say we end
The heartache and the thousand natural shocks
That flesh is heir to—’tis a consummation
Devoutly to be wished.
(...)

Être, ou ne pas être, c’est là la question. 
Y a-t-il plus de noblesse d’âme à subir la fronde et les flèches de la fortune outrageante, ou bien à s’armer contre une mer de douleurs et à l’arrêter par une révolte ? Mourir.., dormir, rien de plus... et dire que par ce sommeil nous mettons fin aux maux du cœur et aux mille tortures naturelles qui sont le legs de la chair: c’est là un dénouement qu’on doit souhaiter avec ferveur.
(...)


The Tragedy of Hamlet, Prince of Denmark,
Acte III, Scène I

William Shakespeare 















Bonjour à toutes et tous !

Si vous êtes fidèles lecteurs du blog, vous savez que nous sommes en train de passer en revue les dérivés de cette invraisemblablement prolifique racine proto-indo-européenne: *stā-, “être debout”.

En particulier, nous en sommes à ses dérivés passés par le latin stō, stāre, “se dresser”, “être debout”.



C’est pas une mince affaire.
Et nous sommes loin d’en avoir fini avec *stā-.


Nous avions déjà parlé de ce vieux verbe français ester.

Qui n’a finalement survécu jusqu’à nous que grâce à son emploi en langage judiciaire.

Quoique
Je crois qu’on y reviendra…

Pom pom pom…


Et nous avions déjà mentionné l’espagnol estar, que l’on peut traduire par “être”.
Comme son pendant “ser”.

Mais ser, pour faire simple, s’entendra plutôt dans un sens absolu, là où l'on veut désigner une qualité, une caractéristique propre et inhérente à une chose ou à une personne, alors que estar renverra plutôt à un état temporaire, ou transitoire.

Ce qui offre des subtilités que le français ignore…

Su abuela es muy joven: “sa grand-mère est très jeune”. 
La grand-mère de Manuel,
le gamin dont on parle, et qui a aujourd’hui 2 ans,
a enfanté de la mère de Manuel à 15 ans, et la mère de Manuel l’a eu elle-même (Manuel, on suit) à 15 ans. 
Donc, la grand-mère de Manuel a 32 ans, et OUI, c’est vraiment jeune pour une grand-mère.
Sa grand-mère est réellement très jeune.
Belén Fernández, abuela à 36 ans.


Su abuela de 90 años está muy joven : “sa grand-mère de 90 ans est très jeune”.
Ici, il s'agit d'une autre grand-mère, pas celle de Manuel
Oui, elle est très jeune, mais seulement d’aspect, ou de comportement. Elle est restée jeune, elle “fait jeune”, mais elle a quand même 90 balais.



Ester, estar...
Vous l’aurez compris, j’aimerais, en ce dimanche, vous parler du verbe français être.

Pour tout vous dire, ça fait en réalité très longtemps que je voulais le faire, mais il me fallait, patiemment, attendre le bon moment…

Car OUI, notre verbe être provient bien de *stā-.


Enfin… Oui… et non. Pas vraiment, en fait.
Mais oui quand même. Mais ... euh... non.
Mais si. Mais non.
Mais quand même.


Bon, je sens que je vais devoir m’expliquer.

Jusqu’à présent, on a rencontré des mots qui dérivaient d’une racine proto-indo-européenne.
C’est un peu l’idée du blog, notez bien, mais je ne veux pas vous brusquer.
Ainsi, le français ester qui provient de *stā-.

On a aussi abordé des mots qui dérivaient de plusieurs racines, quand ils étaient eux-mêmes composés de plusieurs parties.
Standard provient, pour sa première partie stand-, de *stā-, et de *kar-1 pour le reste du mot.

On a même rencontré au moins un mot, composé, dont chacune des parties provenait, fait rarissime, de la MÊME racine !
Jeudi
Et c’est ici qu’on en parlait: By Jove, Olrik


Mais voilà, ici, nous avons affaire à un cas très particulier.

Vraiment.

Sans rire.

Oui, car seulement certaines formes du verbe être proviennent bien de *stā-.

Par, sans surprise, notre vieux verbe ester, dérivant lui, pour rappel, du latin stō, stāre, “se dresser”, “être debout”.

Les formes en question ? Toutes celles commençant par ét- :
étant, été, étais, était, étions, étiez, étaient.

Nous pouvons donc dire que notre vieux “ester” est toujours bien là, même en dehors des salles d'audience.
C’est toujours lui que vous utilisez quand vous employez les participes présent ou passé de être, ou quand vous utilisez être à l’imparfait de l’indicatif. 

Ces formes sont les logiques évolutions de nos anciens estant, esté… basés sur ester.


Mais AUCUNE des autres formes du verbe ne provient de *stā-.
Eh oui.

C'est fou, et ça ne va faire qu'empirer. Accrochez-vous.

Mmmh,
Si j’étais un peu vache, j’en resterais là, puisqu’il n’est plus question de la descendance de *stā-.

niark niark niark


Mais voilà, je suis faible.


Alors! Attaquons le sujet. Ou plutôt le verbe :
le verbe être provient d’un verbe vieux français estre.

Ce estre (“être”) a été créé sur le latin populaire *essĕre (toujours “être”), évolution du latin classique esse, “être”. 

Et nous lui devons, en toute logique, outre la forme de l'infinitif être, d'autres formes du présent du verbe être: es, est, êtes...

Ou encore les formes du futur, comme serai, qui vient de (es)sere + aio, présent du verbe avoir).

Jusque là...



Mais poursuivons :
La conjugaison de notre verbe être est particulièrement irrégulière, vous le savez.

Ceci s’expliquant, justement, par le fait que certaines de ses formes dérivent d’une source, et d’autres d’une autre.

Et c’est d’autant plus vrai que le latin esse était déjà lui-même joliment irrégulier, et pour les mêmes raisons ! (on s'accroche)

Vous le savez certainement, à l’infinitif, le latin classique esse donnait à la première personne de l’indicatif présent… sūm.

Qui deviendra d’ailleurs *sō, “je suis”, en latin populaire.

Cette forme nous permet de remonter le temps, jusqu’au proto-italique *ezom dont elle descend.

C’est à partir de ce *ezom italique que se construiront par exemple…

  • le falisque (avec un s) esu
(Les Falisques, ceux qui parlaient si bien le falisque, étaient un peuple de l'Italie antique, installé dans le sud-est de l'Étrurie)
  • le vieux latin esom, som, ou, 
dans la branche sabellique,
  • l'osque 𐌔𐌞𐌌 ‎(súm), 
  • l’ombrien esu, ou encore, soyons fou, 
  • le sud-picène esom.




Et le *ezom proto-italique, i’ provenait de quoi, hein, hein ?

Par une forme irrégulière (athématique) *ésti-, “je suis, j’existe”, d’une racine proto-indo-européenne imperfective, *es-.
Dont la forme la plus ancienne devait être - pour les grands malades et/ou amateurs de laryngales - *hes-.
J’y reviendrai !
Et très bientôt…
Car elle est loin d’être inintéressante, et risque même de vous faire voyager bien loin…

Mais si le radical du présent de esse, sūm, provenait du proto-indo-européen *es- / *ésti-,
- et c'est sur lui que nous créerons bien plus tard, vous l’aurez compris, les formes françaises suis, sois, sommes, sont, soyez... -,
le radical de son parfait, lui, provenait, par le proto-italique *fūai, d'une toute autre racine proto-indo-européenne !!

Cette racine, c'était *bheuə-, qui pouvait également signifier être, exister, mais dont le champ sémantique s'étendait aussi à la notion de croître, grandir, devenir.
C'est de *bheuə- que dériveront, longtemps après, nos fus, fut, fûmes, fusse
Elle aussi, elle va vous faire voyager…
On y reviendra.
Ah, voyager...

Et donc, si vous me suivez toujours, les formes du présent de être : suis, es, est, sommes, êtes, sont, sois, soit soyons, soyez, soient, mais aussi celles en ser- des futur simple et conditionnel présent : serai, seriez...) dérivent de la proto-indo-européenne *es- / *ésti-.

Tandis que les formes du passé de être (fus, fut, fûmes, fusse…) dérivent, elles, de la racine proto-indo-européenne *bheuə-.



Récapitulons, voulez-vous ?

être descend du vieux français estre, issu du latin populaire *essĕre, évolution du latin classique esse, “être”, descendant de la racine proto-indo-européenne *es- / *ésti-.
Ce qui donnera les français être, es, est, êtes, serai...

Le radical du présent de esse, sūm, descend lui aussi de *es- / *ésti-,
=>  suis, sois, sommes, sont...

Le radical du parfait de esse descend de *bheuə-.
=> fus, fut, fûmes, fusse…

Enfin,
le vieux verbe ester, descendant, par le latin stō, stāre, de la racine proto-indo-européenne *stā-, a cédé ultérieurement à être quelques-unes de ses formes :
celles qui commencent par ét- : étant, été, étais, était, étions, étiez, étaient.



Voilà pourquoi notre verbe être est si irrégulier :



il n’est qu’un patchwork constitué des dérivés de trois (TROIS !!!) racines bien distinctes, que l’usage, tout simplement, a dû rapprocher, à un moment ou à un autre.

patchwork

Certaines formes, désuètes, ont été remplacées par d’autres, dans la langue courante.


Il s’agit d’un phénomène connu en linguistique, qui s’apparente à la supplétion.
En linguistique, utilisation historiquement introduite et maintenant obligatoire d’une forme étymologiquement différente dans un paradigme.
Un autre exemple de supplétion : avoir utilisé des formes irai, iras, ira, irons, irez et iront, toutes issues du latin eō, īre, “aller”, pour en faire le futur du verbe français aller, alors que ce dernier ne descend d'aucune façon de eō, īre, mais bien du latin ambulō, ambulāre, “marcher”.



C'est dingue, non ?
Être, un seul verbe, et trois racines...




Je vous souhaite, après que vous vous soyez remis de ce dimanche un peu sybillin, un excellent dimanche, et puis, une très très belle semaine!



Frédéric


Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom : on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine !
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).



Pour nous quitter, je recherchais de la musique du temps de Shakespeare, à la cour d'Elizabeth.
Un doux madrigal de William Byrd, ou de Thomas Tallis...

Et puis, finalement, ben non, j'ai choisi la scène du repas dans Beetlejuice (1988), sur le formidable Day-o de Harry Belafonte.

Oh, vous connaissez la scène, ces vivants, hautains, désagréables, parvenus, rendent la mort impossible à de gentils fantômes. Alors, ces derniers se vengent, et obligent, contraignent les convives de ce fumeux repas d'affaires à se convulser en rythme sur la chanson de Harry Belafonte.





Aucun commentaire: