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dimanche 27 mai 2012

feu à volonté


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des fjords à l'Euphrate


"Atrrr" (ou peut-être "atrrrr"?)

Naoh, en voyant jaillir la flamme des deux bouts de bois qu'il frotte,
"La Guerre du feu", de Jean-Jacques Annaud, 1981 


Atrrr.


C'était Anthony Burgess qui s'était chargé d'inventer une langue paléolithique pour les besoins du film (le Ulam).

Le formidable Anthony Burgess

Burgess avait une grande passion pour la linguistique, que l'on retrouve dans l'argot teenager anglo-russe qu'il avait imaginé pour "A Clockwork Orange", le nadsat.

(le mot nadsat -надцать - lui-même étant le suffixe des numéraux russes de 11 à 19, tout comme -teen l'est pour les numéraux anglais de 13 à 19, d'où "teenagers" pour désigner les ados, "ceux de 13 à 19 ans")

Il avait même traduit "Cyrano de Bergerac" en anglais, et "The Waste Land" de T. S. Eliot en persan...

Et, probablement parce qu'il n'avait rien d'autre à faire, ou parce que justement, c'était vraiment la dernière chose à faire, il travaillait aussi sur une anthologie de la littérature anglaise traduite en ... malais...!

Bon, chacun son truc.

Désolé, mais pour moi, il faut déjà
être loin pour traduire
"The waste land" en persan...
C'est normalement à faire juste
avant la corde, le pistolet
ou le saut du balcon du 20ème


Ceci dit, il avait été rechercher "atrrr" dans les études de linguistique proto-indo-européenne.

Même si l'on peut évidemment douter de l'emploi du proto-indo-européen au paléolithique, il y a environ 400.000 ans...

Mais pourquoi pas: les racines proto-indo-européennes viennent bien, elles aussi, de quelque part...!


En tout cas, oui, la racine proto-indo-européenne *āter- véhiculait bien le sens de "feu", même si l'on peut se demander s'il ne fallait pas y voir aussi la notion de "fumée" causée par le feu.
L'un n'allant pas sans l'autre, de toute façon...

L'Oiseau de feu, conte russe


Quoi qu'il en soit, le mot latin āter, qui en est issu, ne signifiait plus vraiment "feu", mais bien la noirceur causée par le feu, ou sa fumée.

Le latin āter, c'est littéralement noir (mat), sombre, obscur...

L'ātrium romain était une cour intérieure et le plus souvent entourée d’une galerie couverte (portique), soutenue par deux rangées de colonnes.

Un lieu théoriquement bien clair...

Mais on suppose qu'à l'origine, il s'agissait de l'endroit où la fumée du foyer s'échappait par un trou dans le toit...

C'était d'ailleurs ainsi que les blackhouses étaient encore chauffées dans les Highlands écossais, il n'y a pas si longtemps: par un trou dans le toit...

Blackhouse sur l'île de Skye: pas de cheminée,
juste un trou dans le toit


Du proto-indo-européen *āter-, via le latin āter, nous avons certes gardé l'âtre: le foyer.
En roumain, vatră c'est aussi le foyer.

Mais le grec ancien ἀτηρός (atèros), basé sur cette même racine proto-indo-européenne *āter-, signifie, lui, littéralement funeste.

Oui, c'est plutôt - mais pas uniquement - par son sens de noir, sombre, obscur, que la racine *āter- nous a permis de construire du vocabulaire.

Le latin ātrox signifiait effrayant. Nous lui devons atroce, atrocité.

Atrabilaire! L'atrabilaire a la bile noire, et est donc toujours de mauvaise humeur.

C'est du moins ce que nous dit la théorie des humeurs, popularisée par Hippocrate.


- Mais mon p'tit bonhomme, et alors, le feu, c'était quelle racine proto-indo-européenne, puisque tu n'arrêtes pas de nous dire que *āter- c'était plutôt la fumée, le noir de suie...??
- Ah, vous êtes de retour; ça faisait longtemps. Bonjour à vous aussi!


Eh bien, pour tout vous dire, il y avait non pas une, mais DEUX autres racines proto-indo-européennes qui reprenaient l'idée de "feu".

  • L'une, sous la forme d'un nom inanimé, désignant le feu comme chose concrète: c'était *paǝwr̥-
  • Et l'autre, nom animé, désignant plutôt la personnification, la divinisation du feu: *egni- (ou *egnis-, *ogni- ou *Hn̥gʷnis- selon le code de translittération employé).


*paǝwr̥- nous a donné, par le latin focus (foyer) les français feu, focale, foyer.

Mais nous en avons également reçu l'anglais fire, le néerlandais vuur, l'allemand Feuer, voire le tchèque pȳř ("cendres brûlantes”)...

Et en passant par le grec ancien πῦρ (pŷr, "feu"), cette racine proto-indo-européenne *paǝwr̥- nous a légué "pyro-" et tous ses dérivés: du Pyrex® à la pyrotechnie, en passant par pyromane...

Un pyromane est-il systématiquement dingue de Pyrex?


La pyrite fut remarquée des anciens pour les étincelles qu'elle produit sous les chocs.
Le terme provient du grec πυρίτης (λίθος) – pyrítēs (líthos) – littéralement "pierre à feu".

Pyrite


Enfin - et là, il faut vraiment le savoir! - nous devons à *paǝwr̥-... fusil!

Fusil, qui nous vient du latin classique focus par le bas latin *focilis (probablement associé à petra - la pierre, dans l'expression *focilis petra "la pierre à feu"), proprement "qui produit le feu".

Le FAL. Ca me rappelle mon service militaire...


Quant à *egni-, nous lui devons le vieux slave огнь, ognĭ ("feu") qui a, à son tour, donné oheň en tchèque, ogień en polonais, ou encore огонь ("ogonje") en russe.

En sanskrit, अग्नि, Agní ("feu") est l'une des principales puissances agissantes numineuses du Védisme, seigneur du feu sacrificiel et du foyer.

C'est numineux.

Agni, le dieu du feu


Igné ("de la nature du feu"), ignicole ("qui adore le feu"), ignifuge, ignition ... en sont encore autant de dérivés.



Tiens, je terminerai ce "dimanche" par cette expression "faire long feu" que nos amis journalistes adoooorent employer.

NON, si un projet a raté, ou s'est lamentablement "ramassé", NON, on ne dit pas qu'"il n'a pas fait long feu"!!!

Que du contraire: il a FAIT LONG FEU:

Depuis la Renaissance, le feu désigne par métaphore la décharge de matière fulminante, c'est-à-dire l'explosion de la poudre à canon. "Faire feu" signifie tirer avec ce genre d'armes et le feu désigne le tir.

Si la charge de poudre brûle trop lentement sans dégager d'énergie soudaine, le coup ne part pas.

Le tir fait alors long feu : il rate. Comme un pétard mouillé, quoi...

Ce qui est bien le sens premier de l'expression, celui de "manquer": un projet, une plaisanterie, font long feu.


Mousquetaire et son mousquet
Pas sûr que là, il n'ait pas fait long feu...



Frédéric

2 commentaires:

FOX Bernard a dit…

Mais alors, ne devrait-on pas parler de petite et grande numière?

Frédéric Blondieau a dit…

Que voilà une idée numineuse!