- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 12 août 2012

Elle a les yeux nuage radioactif, elle a le regard qui tue


article précédent : de la quenouille à la Lune




Marc Lavoine



Je voudrais, en ce dimanche, vous parler d'une racine proto-indo-européenne qui n'a pas donné, à ma connaissance du moins, de mots en français.

Alors, quel intérêt ?

En fait, elle nous a livré deux mots que nous employons bien en français, mais sans que nous les considérions comme des mots français…  Ils ont conservé leur origine étrangère.

Et ces deux mots, tout le monde les connaît…

Vous allez comprendre !


Alors, avant de commencer, juste un tout petit aparté sur les racines "doublons" : 

Parfois, des recherches sémantiques sur une famille de mots précise permettent de reconstruire une racine proto-indo-européenne qui, au bout du compte, ressemble comme deux gouttes d'eau à une autre racine reconstruite, alors que cette dernière est l'étymon d'une toute autre famille de mots. 

Ces racines, identiques par la forme, n'ont donc pas grand-chose à voir l'une avec l'autre. 
Il se fait simplement que la retranscription que nous en faisons, imparfaite et hypothétique par définition, les rend formellement identiques. 

Mais le sens qu'elles ont dû véhiculer ne les rapproche aucunement. 

Quand cela arrive, les linguistiques leur attribuent un numéro, puisque la retranscription ne permet pas de les distinguer. 

On trouve ainsi dans les dictionnaires étymologiques des racines identiques, mais suivies d'un indice 1, 2, 3, 4...

Et la racine de ce dimanche, numéro 1 a une jumelle numéro 2.


La racine en question, la voici enfin (telle que retranscrite par Watkins ; aujourd'hui - en 2022 - nos amis du Dictionnaire étymologique de l'indo-européen de l'université de Leiden la retranscrivant à présent *krs-) :

*kers-1

Les sens que l'on y associe ? L'idée de "noir", "sombre", voire "sale".

Quant à *kers-2, dont je parlerai bien un jour, elle correspond plutôt à l'idée de "courir".
Rien à voir, donc.


A *kers-1, nous devons le nom du dieu probablement le plus populaire du panthéon hindouiste, j'ai nommé : Krishna.

Krishna


Krishna est le huitième des avatars de Vishnou.
Juste avant Bouddha, qui en est le neuvième.
Saviez-vous qu'il y a encore un avatar de Vishnou à venir? Kalkî, qui sera le dixième et dernier de la série...

Vishnou et ses avatars


Le nom Krishna provient du sanskrit कृष्ण, Kṛṣṇa, qui signifie littéralement "le noir", "le foncé", "le bleu-noir".

Pour les tenants du Gaudiya Vaishnavisme, Krishna représente la divinité suprême à l'origine de toutes les autres.
Il est en tout cas la divinité la plus vénérée de l'Inde, et à l'origine de nombreuses sectes bhakti dédiées à son adoration.

Et il suffit d'en voir une représentation pour comprendre à quel point il porte bien son nom …


En russe, la racine proto-indo-européenne *kers-1, en passant par le proto-slave, a engendré l'adjectif чёрный ("tchorniie") : noir.

Ah, vous devez connaître la chanson russe "Les yeux noirs" : Очи чёрные ("Otchi tchorneuye"), basée sur une mélodie tzigane.
Les paroles en furent écrites en 1843 par le poète ukrainien Yevhen Hrebinka.



C'est un peu le pendant slave des "yeux révolvers" de Marc Lavoine :

"Очи черные, очи страстные! Очи жгучие и прекрасные! Как люблю я вас! Как боюсь я вас!
"Yeux noirs, yeux pleins de passion! Yeux brûlants et si beaux! Comme je vous aime, comme je vous crains!"

Mais ce n'est malheureusement pas par "Очи чёрные" que l'adjectif russe чёрный - noir donc - s'est rendu célèbre en nos contrées occidentales…

Eh non…

Il s'est plutôt répandu chez nous comme, disons, un nuage radioactif.

Oui, Чернобыль - Tchernobyl, en ukrainien : Чорнобиль (Tchornobil), le nom de la plaisante localité ukrainienne réputée pour la qualité, la modernité et le niveau de maintenance des ses centrales nucléaires, signifie littéralement "herbe (ou plante) noire": Черно : noir - быль : herbe.

Non, pas envie de mettre une image du lieu


L'herbe noire dont il s'agit, c'est l'armoise, cousine de l'absinthe, qui devait abonder je suppose, dans la région de la coquette bourgade.

Armoise

Maintenant, il y en a toujours, elle est juste fluo et mesure 15 mètres de haut.


Notez, nous Belges le savons maintenant, le peu du nuage radioactif qui nous est tombé sur la tronche n'est arrivé que par l'est ou le nord: l'Allemagne, le Grand-Duché de Luxembourg…

Car HEUREUSEMENT, nous en avons été totalement épargnés par le sud, les frontières françaises au sud de notre pays ayant hermétiquement bloqué le nuage radioactif hors de l'Hexagone.

Pas d'inquiétude, donc !

C'est par ailleurs le même phénomène qui est à l'origine du savoureux discours humoristique étasunien devant l'Assemblée des Nations-Unies, qui prouvait aux yeux du monde la présence d'armes de destruction massive en Irak ; on appelle ça la "raison d'état".
Ou encore, d'une façon plus imagée : "ils nous prennent vraiment tous pour des abrutis".




Frédéric


3 commentaires:

Anonyme a dit…

Intéressant de voir, Fred, comment une transcription aléatoire lie à jamais les chemins de deux groupes de mots totalement différents. Superbe interprétation de "Yeux noirs".

Frédéric Blondieau a dit…

Hola Armando! Claro, eso muestra - si es necesario - los límites de la reconstrucción de una lengua prehistórica...

Guy a dit…

Et les kère, déesses de la mort chez Homère, "les noires kère" ? Même origine que Krishna ?