- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 6 août 2017

Watson, c'est un cribe. - Un crible, Holmes? - Don, un cribe! - Ah, un crime! Votre rhume ne s'arrange guère, mon cher Holmes





“quod tu istis lacrimis te probare postulas, Non pluris refert, quam si imbrem in cribrum geras” 

Plaute,
Pseudolus (L'Imposteur), 1, 1, 100

(“toutes tes larmes ne prouveront rien à ta belle et ne feront pas plus que si tu jetais de l'eau dans un crible”)

Plaute, portrait totalement imaginaire





















Pseudolus, pièce de théâtre comique de Titus Maccius Plautus
- Plaute -,
est l'un des plus anciens exemples de la littérature romaine. 

Cette pièce fut jouée pour la première fois en 191 av. J.C.!!, pendant les Mégalésies, ces fêtes célébrées dans la Rome antique au mois d'avril, en l'honneur de Cybèle, la μϵγάλη ϑϵός, mégalè théos, la grande déesse.
Ce qui peut peut-être expliquer le nom de ces fêtes.
Ah, ces Romains, quel pragmatisme.
La fontaine de Cybèle, à Madrid
(source)


Bonjour à toutes et tous!


Et on continue...


En ce dimanche, nous nous intéresserons encore et toujours à cette invraisemblable racine indo-européenne *krei-, “passer au crible, distinguer, différencier…”.

Jusqu’à présent - je ne veux pas médire, mais quand même -, on n'a pas foutu grand-chose. 
On n'a vraiment pas creusé le sujet. Ou à peine.
Car à part lui trouver quelques dérivés par le latin crīmen, à notre *krei-, via une forme suffixée *krei-men-, et une série d’autres par le latin cernō, cernere, “séparer, tamiser…”, par une forme suffixée de son timbre zéro *kri-no-, ben, on n’est nulle part.


Oui bien sûr, il y en a beaucoup, de ces dérivés. Vraiment beaucoup.

Au point même où je me demande si l'on a déjà vu autant de dérivés d’une racine indo-européenne par une seule forme, latine en l’occurrence, cernō, cernere et crīmen étant de toute façon très étroitement apparentés.


Allez, on se refait une récap':

crime, décerner, décret, décrétale, décréter, discerner, discriminer, incriminer, récriminer
est-ce un crime, un péché mortel, de faire des ronds dans l'eau?

certain, certes, certificat, certifier, certitude, concert, concerter, concerto
tu es certain qu'au conservatoire, on reçoit un certificat d'études de Chopin?

discret, discrétionnaire, excrément, excrétion, secret, secrétaire, sécréter, sécrétion
le propre d'une secrétaire, c'est la discrétion


Et si, avant d’aller plus loin, on faisait un peu de grammaire élémentaire indo-européenne? 
De morphologie, précisément.

Hein? (Vous n’avez en fait pas trop le choix, notez, sinon celui de zapper ce passage de l’article)

Mais alleeeeez, ça passera vite!
Et après, quand ce sera fini, vous vous sentirez tellement bien


Allons-y:

L’indo-européen tel qu’on le reconstruit est une langue flexionnelle, où donc, pour établir des relations grammaticales entre les mots, on les modifie, les mots!

En l’occurrence, par des terminaisons spécifiques: des désinences, qui permettront des … flexions, des déclinaisons de substantifs ou de verbes.
Oui: latin, grec, russe, allemand… : ce sont bien des langues flexionnelles.



En indo-européen, on reconstruit (au moins) huit cas: 
  • nominatif, 
  • vocatif, 
  • accusatif, 
  • génitif, 
  • datif, 
  • locatif, 
  • ablatif, 
  • instrumental.

Les racines proto-indo-européennes,
sans lesquelles ce blog n’aurait - avouons-le - aucun sens,
et sur lesquelles, surtout, se créeront des mots, sont des unités lexicales. 

Elles sont, osons le dire, sémantiquement chargées. Elles véhiculent tout simplement un sens. 
À ce titre, on peut les qualifier linguistiquement de morphèmes. Même si c'est dur à entendre.

Ces racines sont, par ailleurs, pratiquement toutes verbales
Dans le doute, faites le tour du blog et des racines traitées, et on en reparlera.

Une racine proto-indo-européenne s’articule systématiquement autour d’une voyelle
Qu’on appelle voyelle-pivot, ce qui en dit long.
Et c’est d’ailleurs sur cette voyelle que se placera l’accent, le pic de sonorité.

Cette voyelle est souvent un *e. Du moins dans la forme de base de la racine. La forme dite pleine.
Car ce *e peut évoluer: disparaître, tout simplement, ou se muer en o.

On parlera ainsi de la même racine... 
  • au degré (ou timbre) plein (ou le *e original est présent), 
  • au degré o, quand le *e devient *o, ou 
  • au degré zéro, quand la voyelle a tout bonnement disparu.  'a pus la voyelle.


Ce phénomène, c’est l’ablaut, ou alternance vocalique.

Notez aussi que le *e et le *o pouvaient être brefs ou longs
Et que certains linguistes ajoutent parfois un *a (bref ou long) à la panoplie des voyelles indo-européennes.


Avec une racine, entendons-nous bien, on n’a donc pas encore un mot
Mais on a déjà - et c’est pas mal - une unité sémantique.

En proto-indo-européen, pour faire un mot, il fallait une racine (‘manquerait plus qu’ça), suivie d’un… suffixe.
(notez qu'il y avait également des préfixes)
Cet ensemble racine + suffixe, c’est ce qu’on appelle le thème. 
Stem en anglais. 
Et NON, un thème, ce n’est pas encore, à proprement parler, un mot.
Il y manque une terminaison, une désinence.

Et là, OUI, on peut enfin parler d’un mot.

Et donc, on pourrait schématiquement représenter les choses ainsi:

racine + suffixe = thème
thème + terminaison = mot

Un exemple?

Prenons l’indo-européen *bhéreti (*bhér - e - ti), qui pourrait se traduire par “elle est enceinte”.

On trouve là, et dans l'ordre… 
  • la racine *bher- (*bher-1 selon Watkins), “porter, porter un enfant”,
  • le suffixe *-e-, qui marquait l’aspect imperfectif de l’action (il indiquait donc que l'action était non achevée), et
  • la terminaison *-ti, propre à la troisième personne au singulier du présent de l’indicatif.


Si je me permets ainsi de vous prendre de votre précieux temps et de vous bassiner avec un peu de morphologie des mots indo-européens, c’est que je voudrais vous présenter, à côté des deux formes déjà vues de notre *krei-, *krei-men- et *kri-no-, une troisième, *krei-dhro-.


Le suffixe *-men-,
que l’on retrouvera par exemple dans les latins -men et -mentum, dans le grec ancien -μᾰ, -ma, ou le sanskrit -मन्, -man,
avait pour vocation de créer des noms d’action.


Le suffixe *-no-, lui - il me semble qu'on en a déjà parlé, non? Oui, dans devinette! -, formait 
  • des participes quand la base était verbale (ce *-no- est devenu l’anglais -en, comme dans taken, “pris, enlevé…”), et 
  • des adjectifs quand la base était nominale. Le latin -nus en est un beau dérivé, comme dans - NON! - magnus.
magnum

Il est un autre suffixe, que l’on reconstruit sous la forme *-dʰrom-, ou *-dhro-, variante d’une forme *-tro- ou *-trom-, qui créait des noms d’instruments servant à l’action. 
On parlera de *-dhro- comme d’un suffixe instrumental. Qui indique que l’action est faite par, ou avec…  
On le retrouve par exemple dans l’ancien grec -θρον, -thron.

Ou le latin… -brum.
Comme dans, voyons… laissez-moi chercher… euh… 

Ah ben oui, tiens, et en plus ça tombe vachement bien: le latin… crībrum.


*krei-, par une forme suffixée de son timbre plein *krei-dhro-, nous a donné le latin crībrum, composé de cernō, “séparer, tamiser…”, et de‎, et de? -brum.
Le monde est petit, décidément…


PS: Pour passer de l'indo-européen au latin, quoi de mieux qu'une bonne et saine forme proto-italique?  
*kreiðro-, telle que la reconstruit Michiel de Vaan dans son Etymological Dictionary of Latin and the other Italic Languages (Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series).

Et ce substantif latin crībrum se traduirait par crible, tamis, voire passoire.

Crible vibrant circulaire



Maintenant, entre nous, ce crībrum est vraiment malvenu, vous ne trouvez pas? Imprononçable.

Kri-Broume

Désolé, mais kri-broumec’est nul.

Essayez, pour voir, de prononcer ça plusieurs fois de suite sans donner l'impression de vous racler la gorge.

C’est ce qu’on a dû penser il y a à tout casser seize siècles, quand on a fait du latin classique crībrum le bas latin… criblum, qu’on fait remonter au Vème siècle. 

D'un deuxième /r/ impossible à prononcer dans le même souffle que le premier, on a fait un doux, un velouté, un mélodieux, un charmant /l/.
Ce procédé phonétique qui consiste à modifier un son au contact d’un son voisin, pour augmenter les différences entre les deux, c’est ce qu’on appelle ...
- on en a déjà parlé plusieurs fois, ici, iciici ou même ici
... la dissimilation. 
À l'inverse de l’assimilation, qui elle tend à réduire les différences entre deux sons voisins. Par paresse, parce que prononcer tous ces sons à la queue leu-leu demande un effort ridicule, ou prend vraiment trop de temps. 
Pensez à “chais pas”, jolie(?) assimilation de “je ne sais pas”. Ou au liégeois tiiig pour “tigre”.

De ce criblum bas latin est issu le français crible, évidemment, au XIIIème.


De crībrum s’était aussi dérivé le latin impérial cribare, “passer au tamis”.
Passé au bas latin sous la forme dissimilée criblare, nous le récupérons vers 1225 comme notre cribler. 


Eh oui, crible, cribler, (et donc aussi criblure), encore autant de dérivés de notre généreuse indo-européenne *krei-, cette fois par une forme suffixée *krei-dhro-, via le latin classique crībrum.


*krei-, “passer au crible, distinguer, différencier…”
forme suffixée *krei-dhro-

proto-italique *kreiðro-
latin crībrum, “crible”
dissimilation
bas latin criblum, “crible”
français crible



On va en rester là!

Mais oui, je sais, mais bon, j’attaque ma dernière semaine de boulot avant les vacances, et comme d’habitude, c’est pour maintenant qu’il faut tout faire, tout terminer.

Simple.



Donc, ben, il faudra attendre dimanche prochain, pour la suite des trépidantes aventures de notre délicieuse *krei-, avec, à la clé, OUI, ses dérivés grecs.


- Eh mais! Pourquoi ce dialogue entre le docteur Watson et Sherlock Holmes, dans le titre, enfin??
- Mais 'faut suivre, coco. Référence au premier article de la série *krei-: est-ce un crime, un péché mortel, de faire des ronds dans l'eau? Tu veux pas non plus que je le lise pour toi, le blog, non?

C'est toujours Lino Ventura que j'entends derrière ce genre de répliques....



Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, une très très belle semaine!



Frédéric



PS: dans ces articles, les passages de texte en bleu, vous l'aurez compris, traitent d'éléments de linguistique.

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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter,

- toutes ces déclinaisons et désinences m'y ont irrésistiblement mené -, 

Rosa, Jacques Brel


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